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LA SCIENCE MODERNE

nera libre carrière, car c’est par un décret arbitraire, ou du moins discutable, qu’on égalera tel aspect du monde sensible à telle diminution d’être. On n’aboutira pas nécessairement, comme l’a fait Aristote, à un monde constitué par des sphères concentriques tournant sur elles-mêmes. Mais on sera conduit à une cosmologie analogue, je veux dire à une construction dont les pièces, pour être toutes différentes, n’en auront pas moins entre elles les mêmes rapports. Et cette cosmologie sera toujours dominée par le même principe. Le physique sera défini par le logique. Sous les phénomènes changeants on nous montrera, par transparence, un système clos de concepts subordonnés et coordonnés les uns aux autres. La science, entendue comme le système des concepts, sera plus réelle que la réalité sensible. Elle sera antérieure au savoir humain, qui ne fait que l’épeler lettre par lettre, antérieure aussi aux choses, qui s’essaient maladroitement à l’imiter. Elle n’aurait qu’à se distraire un instant d’elle-même pour sortir de son éternité et, par là, coïncider avec tout ce savoir et avec toutes ces choses. Son immutabilité est donc bien la cause de l’universel devenir.

Tel fut le point de vue de la philosophie antique sur le changement et sur la durée. Que la philosophie moderne ait eu, à maintes reprises, mais surtout à ses débuts, la velléité d’en changer, cela ne nous paraît pas contestable. Mais un irrésistible attrait ramène l’intelligence à son mouvement naturel, et la métaphysique des modernes aux conclusions générales de la métaphysique grecque. C’est ce dernier point que nous allons essayer de mettre en lumière, afin de montrer par quels fils invisibles notre philosophie mécanistique se rattache à l’antique philosophie des Idées, et comment aussi elle répond aux exigences, avant tout pratiques, de notre intelligence.