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PLATON ET ARISTOTE

à la réalité sensible, elle est une oscillation indéfinie de part et d’autre de ce point d’équilibre.

De là, à travers toute la philosophie des Idées, une certaine conception de la durée, comme aussi de la relation du temps à l’éternité. À qui s’installe dans le devenir, la durée apparaît comme la vie même des choses, comme la réalité fondamentale. Les Formes, que l’esprit isole et emmagasine dans des concepts, ne sont alors que des vues prises sur la réalité changeante. Elles sont des moments cueillis le long de la durée, et, précisément parce qu’on a coupé le fil qui les reliait au temps, elles ne durent plus. Elles tendent à se confondre avec leur propre définition, c’est-à-dire avec la reconstruction artificielle et l’expression symbolique qui est leur équivalent intellectuel. Elles entrent dans l’éternité, si l’on veut ; mais ce qu’elles ont d’éternel ne fait plus qu’un avec ce qu’elles ont d’irréel. — Au contraire, si l’on traite le devenir par la méthode cinématographique, les Formes ne sont plus des vues prises sur le changement, elles en sont les éléments constitutifs, elles représentent tout ce qu’il y a de positif dans le devenir. L’éternité ne plane plus au-dessus du temps comme une abstraction, elle le fonde comme une réalité. Telle est précisément, sur ce point, l’attitude de la philosophie des Formes ou des Idées. Elle établit entre l’éternité et le temps le même rapport qu’entre la pièce d’or et la menue monnaie, — monnaie si menue que le paiement se poursuit indéfiniment sans que la dette soit jamais payée : on se libèrerait d’un seul coup avec la pièce d’or. C’est ce que Platon exprime dans son magnifique langage quand il dit que Dieu, ne pouvant faire le monde éternel, lui donna le Temps, « image mobile de l’éternité »[1].

  1. Platon, Timée, 37 D.