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L’ÉVOLUTION DE LA VIE

Ce n’est là, dira-t-on, qu’une métaphore. — Il est de l’essence du mécanisme, en effet, de tenir pour métaphorique toute expression qui attribue au temps une action efficace et une réalité propre. L’observation immédiate a beau nous montrer que le fond même de notre existence consciente est mémoire, c’est-à-dire prolongation du passé dans le présent, c’est-à-dire enfin durée agissante et irréversible. Le raisonnement a beau nous prouver que, plus nous nous écartons des objets découpés et des systèmes isolés par le sens commun et la science, plus nous avons affaire à une réalité qui change en bloc dans ses dispositions intérieures, comme si une mémoire accumulatrice du passé y rendait impossible le retour en arrière. L’instinct mécanistique de l’esprit est plus fort que le raisonnement, plus fort que l’observation immédiate. Le métaphysicien que nous portons inconsciemment en nous, et dont la présence s’explique, comme on le verra plus loin, par la place même que l’homme occupe dans l’ensemble des êtres vivants, a ses exigences arrêtées, ses explications faites, ses thèses irréductibles : toutes se ramènent à la négation de la durée concrète. Il faut que le changement se réduise à un arrangement ou à un dérangement de parties, que l’irréversibilité du temps soit une apparence relative à notre ignorance, que l’impossibilité du retour en arrière ne soit que l’impuissance de l’homme à remettre les choses en place. Dès lors, le vieillissement ne peut plus être que l’acquisition progressive ou la perte graduelle de certaines substances, peut-être les deux à la fois. Le temps a juste autant de réalité pour un être vivant que pour un sablier, où le réservoir d’en haut se vide tandis que le réservoir d’en bas se remplit, et où l’on peut remettre les choses en place en retournant l’appareil.

Il est vrai qu’on n’est pas d’accord sur ce qui se gagne