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MÉCANISME ET CONCEPTUALISME

pouvait atténuer cette conclusion sans changer les prémisses, dire que la réalité change, mais qu’elle ne devrait pas changer. L’expérience nous met en présence du devenir, voilà la réalité sensible. Mais la réalité intelligible, celle qui devrait être, est plus réelle encore, et celle-là, dira-t-on, ne change pas. Sous le devenir qualitatif, sous le devenir évolutif, sous le devenir extensif, l’esprit doit chercher ce qui est réfractaire au changement : la qualité définissable, la forme ou essence, la fin. Tel fut le principe fondamental de la philosophie qui se développa à travers l’antiquité classique, la philosophie des Formes ou, pour employer un terme plus voisin du grec, la philosophie des Idées.

Le mot εἶδος, que nous traduisons ici par Idée, a en effet ce triple sens. Il désigne : 1o la qualité, 2o la forme ou essence, 3o le but ou dessein de l’acte s’accomplissant, c’est-à-dire, au fond, le dessin de l’acte supposé accompli. Ces trois points de vue sont ceux de l’adjectif, du substantif et du verbe, et correspondent aux trois catégories essentielles du langage. Après les explications que nous avons données un peu plus haut, nous pourrions et nous devrions peut-être traduire εἶδος par « vue » ou plutôt par « moment ». Car εἶδος est la vue stable prise sur l’instabilité des choses : la qualité qui est un moment du devenir, la forme qui est un moment de l’évolution, l’essence qui est la forme moyenne au-dessus et au-dessous de laquelle les autres formes s’échelonnent comme des altérations de celle-là, enfin le dessein inspirateur de l’acte s’accomplissant, lequel n’est point autre chose, disions-nous, que le dessin anticipé de l’action accomplie. Ramener les choses aux Idées consiste donc à résoudre le devenir en ses principaux moments, chacun de ceux-ci étant d’ailleurs soustrait par hypothèse à la loi du temps et comme cueilli dans l’éter-