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MÉCANISME ET CONCEPTUALISME

ou que j’allais la croire telle : je vous préviens, ou je m’avertis moi-même, que ce jugement est à remplacer par un autre (que je laisse, il est vrai, indéterminé). Ainsi, tandis que l’affirmation porte directement sur la chose, la négation ne vise la chose qu’indirectement, à travers une affirmation interposée. Une proposition affirmative traduit un jugement porté sur un objet ; une proposition négative traduit un jugement porté sur un jugement. La négation diffère donc de l’affirmation proprement dite en ce qu’elle est une affirmation du second degré : elle affirme quelque chose d’une affirmation qui, elle, affirme quelque chose d’un objet.

Mais il suit tout d’abord de là que la négation n’est pas le fait d’un pur esprit, je veux dire d’un esprit détaché de tout mobile, placé en face des objets et ne voulant avoir affaire qu’à eux. Dès qu’on nie, on fait la leçon aux autres ou on se la fait à soi-même. On prend à partie un interlocuteur, réel ou possible, qui se trompe et qu’on met sur ses gardes. Il affirmait quelque chose : on le prévient qu’il devra affirmer autre chose (sans spécifier toutefois l’affirmation qu’il faudrait substituer à la première). Il n’y a plus simplement alors une personne et un objet en présence l’un de l’autre ; il y a, en face de l’objet, une personne parlant à une personne, la combattant et l’aidant tout à la fois ; il y a un commencement de société. La négation vise quelqu’un, et non pas seulement, comme la pure opération intellectuelle, quelque chose. Elle est d’essence pédagogique et sociale. Elle redresse ou plutôt avertit, la personne avertie et redressée pouvant d’ailleurs être, par une espèce de dédoublement, celle même qui parle.

Voilà pour le second point. Arrivons au premier. Nous disions que la négation n’est jamais que la moitié d’un acte intellectuel dont on laisse l’autre moitié indéterminée. Si