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GENÈSE IDÉALE DE LA MATIÈRE

interruption, un déficit. Mais une faible partie du jet de vapeur subsiste, non condensée, pendant quelques instants ; celle-là fait effort pour relever les gouttes qui tombent ; elle arrive, tout au plus, à en ralentir la chute. Ainsi, d’un immense réservoir de vie doivent s’élancer sans cesse des jets, dont chacun, retombant, est un monde. L’évolution des espèces vivantes à l’intérieur de ce monde représente ce qui subsiste de la direction primitive du jet originel, et d’une impulsion qui se continue en sens inverse de la matérialité. Mais ne nous attachons pas trop à cette comparaison. Elle ne nous donnerait de la réalité qu’une image affaiblie et même trompeuse, car la fissure, le jet de vapeur, le soulèvement des gouttelettes sont déterminés nécessairement, au lieu que la création d’un monde est un acte libre et que la vie, à l’intérieur du monde matériel, participe de cette liberté. Pensons donc plutôt à un geste comme celui du bras qu’on lève ; puis supposons que le bras, abandonné à lui-même, retombe, et que pourtant subsiste en lui, s’efforçant de le relever, quelque chose du vouloir qui l’anima : avec cette image d’un geste créateur qui se défait nous aurons déjà une représentation plus exacte de la matière. Et nous verrons alors, dans l’activité vitale, ce qui subsiste du mouvement direct dans le mouvement inverti, une réalité qui se fait à travers celle qui se défait.

Tout est obscur dans l’idée de création si l’on pense à des choses qui seraient créées et à une chose qui crée, comme on le fait d’habitude, comme l’entendement ne peut s’empêcher de le faire. Nous montrerons, dans notre prochain chapitre, l’origine de cette illusion. Elle est naturelle à notre intelligence, fonction essentiellement pratique, faite pour nous représenter des choses et des états plutôt que des changements et des actes. Mais choses