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GENÈSE IDÉALE DE LA MATIÈRE

en lui communiquant la vie, est chose que nous sentons à peine, que tout au plus nous effleurons au passage. Essayons de nous y installer, ne fût-ce que pour un moment : même alors, c’est un vouloir individuel, fragmentaire, que nous saisirons. Pour arriver au principe de toute vie comme aussi de toute matérialité, il faudrait aller plus loin encore. Est-ce impossible ? non, certes ; l’histoire de la philosophie est là pour en témoigner. Il n’y a pas de système durable qui ne soit, dans quelques-unes au moins de ses parties, vivifié par l’intuition. La dialectique est nécessaire pour mettre l’intuition à l’épreuve, nécessaire aussi pour que l’intuition se réfracte en concepts et se propage à d’autres hommes ; mais elle ne fait, bien souvent, que développer le résultat de cette intuition qui la dépasse. À vrai dire, les deux démarches sont de sens contraires : le même effort, par lequel on lie des idées à des idées, fait évanouir l’intuition que les idées se proposaient d’emmagasiner. Le philosophe est obligé d’abandonner l’intuition une fois qu’il en a reçu l’élan, et de se fier à lui-même pour continuer le mouvement, en poussant maintenant les concepts les uns derrière les autres. Mais bien vite il sent qu’il a perdu pied ; un nouveau contact devient nécessaire ; il faudra défaire la plus grande partie de ce qu’on avait fait. En résumé, la dialectique est ce qui assure l’accord de notre pensée avec elle-même. Mais par la dialectique, — qui n’est qu’une détente de l’intuition, — bien des accords différents sont possibles, et il n’y a pourtant qu’une vérité. L’intuition, si elle pouvait se prolonger au delà de quelques instants, n’assurerait pas seulement l’accord du philosophe avec sa propre pensée, mais encore celui de tous les philosophes entre eux. Telle qu’elle existe, fuyante et incomplète, elle est, dans chaque système, ce qui vaut mieux que le système et ce qui lui