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DE LA SIGNIFICATION DE LA VIE

semble de la matière par son organisation même, je veux dire par la nature, c’est notre perception qui morcelle la matière inerte en corps distincts, guidée par les intérêts de l’action, guidée par les réactions naissantes que notre corps dessine, c’est-à-dire, comme on l’a montré ailleurs[1], par les genres virtuels qui aspirent à se constituer : genres et individus se déterminent donc ici l’un l’autre par une opération semi-artificielle, toute relative à notre action future sur les choses. Néanmoins, les anciens n’hésitèrent pas à mettre tous les genres sur le même rang, à leur attribuer la même existence absolue. La réalité devenant ainsi un système de genres, c’est à la généralité des genres (c’est-à-dire, en somme, à la généralité expressive de l’ordre vital) que devait se ramener la généralité des lois. Il serait intéressant, à cet égard, de comparer la théorie aristotélicienne de la chute des corps à l’explication fournie par Galilée. Aristote est uniquement préoccupé des concepts de « haut » et de « bas », de « lieu propre » et de lieu emprunté, de « mouvement naturel » et de « mouvement forcé »[2] : la loi physique, en vertu de laquelle la pierre tombe, exprime pour lui que la pierre regagne le « lieu naturel » de toutes les pierres, à savoir la terre. La pierre, à ses yeux, n’est pas tout à fait pierre tant qu’elle n’est pas à sa place normale : en retombant à cette place elle vise à se compléter, comme un être vivant qui grandit, et à réaliser ainsi pleinement l’essence du genre pierre[3]. Si cette conception de la loi physique était exacte, la loi ne serait plus une simple relation établie par

  1. Matière et mémoire, chap. III et IV.
  2. Voir en particulier : Phys., IV, 215 a 2 ; V, 230 b 12 ; VIII, 255 a 2 ; et De Cælo, IV, 1-5 ; II, 296 b 27 ; IV, 308 a 34.
  3. De Cælo, IV, 310 a 34 : τὸ δ᾽εἰς τὸν αὑτοῦ τόπον φέρεσθαι ἕκαστον τὸ εἰς τὸ αὑτοῦ εἶδός ἐστι φέρεσθαι.