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L’IDÉE DE DÉSORDRE

en déterminer les relations réciproques, les variables que celle-ci aurait choisies ? Mais le succès d’une science à forme mathématique serait non moins incompréhensible, si la matière n’avait pas tout ce qu’il faut pour entrer dans nos cadres. Une seule hypothèse reste donc plausible : c’est que l’ordre mathématique n’ait rien de positif, qu’il soit la forme où tend, d’elle-même, une certaine interruption, et que la matérialité consiste précisément dans une interruption de ce genre. On comprendra ainsi que notre science soit contingente, relative aux variables qu’elle a choisies, relative à l’ordre où elle a posé successivement les problèmes, et que néanmoins elle réussisse. Elle eût pu, dans son ensemble, être toute différente et pourtant réussir encore. C’est justement parce qu’aucun système défini de lois mathématiques n’est à la base de la nature, et que la mathématique en général représente simplement le sens dans lequel la matière retombe. Mettez dans n’importe quelle posture une de ces petites poupées de liège dont les pieds sont en plomb, couchez-la sur le dos, renversez-la sur la tête, lancez-la en l’air ; elle se remettra toujours debout, automatiquement. Ainsi pour la matière : nous pouvons la prendre par n’importe quel bout et la manipuler n’importe comment, elle retombera toujours dans quelqu’un de nos cadres mathématiques, parce qu’elle est lestée de géométrie.

Mais le philosophe se refusera peut-être a fonder une théorie de la connaissance sur de pareilles considérations. Il y répugnera, parce que l’ordre mathématique, étant de l’ordre, lui paraîtra renfermer quelque chose de positif. En vain nous disons que cet ordre se produit automatiquement par l’interruption de l’ordre inverse, qu’il est cette interruption même. L’idée n’en subsiste pas moins qu’il pourrait ne pas y avoir d’ordre du tout, et que