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ADAPTATION ET PROGRÈS

tecte tandis que les pierres montent sur les pierres. Au contraire, si l’unité de la vie est tout entière dans l’élan qui la pousse sur la route du temps, l’harmonie n’est pas en avant, mais en arrière. L’unité vient d’une vis a tergo : elle est donnée au début comme une impulsion, elle n’est pas posée au bout comme un attrait. L’élan se divise de plus en plus en se communiquant. La vie, au fur et à mesure de son progrès, s’éparpille en manifestations qui devront sans doute à la communauté de leur origine d’être complémentaires les unes des autres sous certains aspects, mais qui n’en seront pas moins antagonistes et incompatibles entre elles. Ainsi la désharmonie entre les espèces ira en s’accentuant. Encore n’en avons-nous signalé jusqu’ici que la cause essentielle. Nous avons supposé, pour simplifier, que chaque espèce acceptait l’impulsion reçue pour la transmettre à d’autres, et que, dans tous les sens où la vie évolue, la propagation s’effectuait en ligne droite. En fait, il y a des espèces qui s’arrêtent, il en est qui rebroussent chemin. L’évolution n’est pas seulement un mouvement en avant ; dans beaucoup de cas on observe un piétinement sur place, et plus souvent encore une déviation ou un retour en arrière. Il faut qu’il en soit ainsi, comme nous le montrerons plus loin, et les mêmes causes, qui scindent le mouvement évolutif, font que la vie, en évoluant, se distrait souvent d’elle-même, hypnotisée sur la forme qu’elle vient de produire. Mais il résulte de là un désordre croissant. Sans doute il y a progrès, si l’on entend par progrès une marche continue dans la direction générale que détermina une impulsion première, mais ce progrès ne s’accomplit que sur les deux ou trois grandes lignes d’évolution où se dessinent des formes de plus en plus complexes, de plus en plus hautes : entre ces lignes courent une foule de voies secondaires où se