Page:Bergson - L’Évolution créatrice.djvu/118

Cette page a été validée par deux contributeurs.
100
L’ÉVOLUTION DE LA VIE

vont aussi loin qu’il le faudrait. Mais, en un autre sens, mécanisme et finalisme vont trop loin l’un et l’autre, car ils attribuent à la nature le plus formidable des travaux d’Hercule en voulant qu’elle ait haussé jusqu’à l’acte simple de vision une infinité d’éléments infiniment compliqués, alors que la nature n’a pas eu plus de peine à faire un œil que je n’en ai à lever la main. Son acte simple s’est divisé automatiquement en une infinité d’éléments qu’on trouvera coordonnés à une même idée, comme le mouvement de ma main a laissé tomber hors de lui une infinité de points qui se trouvent satisfaire à une même équation.

Mais c’est ce que nous avons beaucoup de peine à comprendre, parce que nous ne pouvons nous empêcher de nous représenter l’organisation comme une fabrication. Autre chose est pourtant fabriquer, autre chose organiser. La première opération est propre à l’homme. Elle consiste à assembler des parties de matière qu’on a taillées de telle façon qu’on puisse les insérer les unes dans les autres et obtenir d’elles une action commune. On les dispose, pour ainsi dire, autour de l’action qui en est déjà le centre idéal. La fabrication va donc de la périphérie au centre ou, comme diraient les philosophes, du multiple à l’un. Au contraire, le travail d’organisation va du centre à la périphérie. Il commence en un point qui est presque un point mathématique, et se propage autour de ce point par ondes concentriques qui vont toujours s’élargissant. Le travail de fabrication est d’autant plus efficace qu’il dispose d’une plus grande quantité de matière. Il procède par concentration et compression. Au contraire, l’acte d’organisation a quelque chose d’explosif : il lui faut, au départ, le moins de place possible, un minimum de matière, comme si les forces organisatrices n’entraient dans l’espace