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disque phonographique. À y regarder de près, on verrait combien ces comparaisons sont décevantes. Si vraiment mon souvenir visuel d’un objet, par exemple, était une impression laissée par cet objet sur mon cerveau, je n’aurais jamais le souvenir d’un objet, j’en aurais des milliers, j’en aurais des millions ; car l’objet le plus simple et le plus stable change de forme, de dimension, de nuance, selon le point d’où je l’aperçois : à moins donc que je me condamne à une fixité absolue en le regardant, à moins que mon œil s’immobilise dans son orbite, des images innombrables, nullement superposables, se dessineront tour à tour sur ma rétine et se transmettront à mon cerveau. Que sera-ce, s’il s’agit de l’image visuelle d’une personne, dont la physionomie change, dont le corps est mobile, dont le vêtement et l’entourage sont différents chaque fois que je la revois ? Et pourtant il est incontestable que ma conscience me présente une image unique, ou peu s’en faut, un souvenir pratiquement invariable de l’objet ou de la personne : preuve évidente qu’il y a eu tout autre chose ici qu’un enregistrement mécanique. J’en dirais d’ailleurs autant du souvenir auditif. Le même mot articulé, par des personnes différentes, ou par la même personne à des moments différents, dans des phrases différentes, donne des phonogrammes qui ne coïncident pas entre eux : comment le souvenir, relativement invariable et unique, du son du mot serait-il comparable à un phonogramme ? Cette seule considération suffirait déjà à nous rendre suspecte la théorie qui attribue les maladies de la mémoire des mots à une altération ou à une destruction des souvenirs eux-mêmes, enregistrés automatiquement par l’écorce cérébrale.

Mais voyons ce qui se passe dans ces maladies. Là où