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Mais n’en est-il pas de même de tout travail d’interprétation ? On raisonne quelquefois comme si lire et écouter consistaient à s’appuyer sur les mots vus ou entendus pour s’élever de chacun d’eux à l’idée correspondante, et juxta­poser ensuite ces diverses idées entre elles. L’étude expérimentale de la lecture et de l’audition des mots nous montre que les choses se passent d’une tout autre manière. D’abord, ce que nous voyons d’un mot dans la lecture courante se réduit à très peu de chose : quelques lettres — moins que cela, quelques jam­bages ou traits caractéristiques. Les expériences de Cattell, de Goldscheider et Müller, de Pillsbury (critiquées, il est vrai, par Erdmann et Dodge) paraissent concluantes sur ce point. Non moins instructives sont celles de Bagley sur l’audition de la parole ; elles établissent avec précision que nous n’entendons qu’une partie des mots prononcés. Mais, indépendamment de toute expérience scientifique, chacun de nous a pu constater l’impossibilité où il est de percevoir distinctement les mots d’une langue qu’il ne connaît pas. La vérité est que la vision et l’audition brutes se bornent, en pareil cas, à nous fournir des points de repère ou mieux à nous tracer un cadre, que nous remplissons avec nos souvenirs. Ce serait se tromper étrangement ici sur le mécanisme de la reconnaissance que de croire que nous commençons par voir et par entendre, et qu’ensuite, la perception une fois constituée, nous la rapprochons d’un souvenir semblable pour la reconnaître. La vérité est que c’est le souvenir qui nous fait voir et entendre, et que la perception serait incapable, par elle-même, d’évoquer le souvenir qui lui ressemble, puisqu’il faudrait, pour cela, qu’elle eût déjà pris forme et