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Bretagne, d’apercevoir au loin, à l’horizon, un navire américain filant à toute vitesse contre le vent — ce que nous appelons un bateau à vapeur. Ils seraient venus raconter ce qu’ils avaient vu. Les aurait-on crus ? Probablement non. On se serait d’autant plus méfié d’eux qu’on eût été plus savant, plus pénétré d’une science qui, purement psychologique, eût été orientée en sens inverse de la physique et de la mécanique. Et il aurait fallu alors que se consti­tuât une société comme la vôtre — mais, cette fois, une Société de Recherche physique — laquelle eût fait comparaître les témoins, contrôlé et critiqué leurs récits, établi l’authenticité de ces « apparitions » de bateaux à vapeur. Toute­fois, ne disposant pour le moment que de cette méthode historique ou critique, elle n’eût pu vaincre le scepticisme de ceux qui l’auraient mise en demeure — puisqu’elle croyait à l’existence de ces bateaux miraculeux — d’en construire un et de le faire marcher.

Voilà ce que je m’amuse quelquefois à rêver. Mais quand je fais ce rêve, bien vite je l’interromps et je me dis — Non ! il n’était ni possible ni désirable que l’esprit humain suivît une pareille marche. Cela n’était pas possible, parce que, à l’aube des temps modernes, la science mathématique existait déjà, et qu’il fallait nécessairement commencer par tirer d’elle tout ce qu’elle pouvait donner pour la connaissance du monde où nous vivons : on ne lâche pas la proie pour ce qui n’est peut-être qu’une ombre. Mais, à supposer que c’eût été possible, il n’était pas désirable, pour la science psychologique elle-même, que l’esprit humain s’appliquât d’abord à elle. Car, sans doute, si l’on eût dépensé de ce côté la somme de travail, de talent et de génie qui a été consacrée aux sciences de la matière,