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lieu : comme si la représentation du nombre deux, même abstrait, n’était pas déjà, comme nous l’avons montré, celle de deux positions différentes dans l’espace ! Poser l’impénétrabilité de la matière, c’est donc simplement reconnaître la solidarité des notions de nombre et d’espace, c’est énoncer une propriété du nombre, plutôt que de la matière. — Pourtant on compte des sentiments, des sensations, des idées, toutes choses qui se pénètrent les unes les autres et qui, chacune de son côté, occupent l’âme tout entière ? — Oui, sans doute, mais précisément parce qu’elles se pénètrent, on ne les compte qu’à la condition de les représenter par des unités homogènes, occupant des places distinctes dans l’espace, des unités qui ne se pénètrent plus par conséquent. L’impénétrabilité fait donc son apparition en même temps que le nombre ; et lorsqu’on attribue cette qualité à la matière pour la distinguer de tout ce qui n’est point elle, on se borne à énoncer sous une autre forme la distinction que nous établissions plus haut entre les choses étendues, qui se peuvent traduire immédiatement en nombre, et les faits de conscience, qui impliquent d’abord une représentation symbolique dans l’espace.

Il convient de s’arrêter sur ce dernier point. Si, pour compter les faits de conscience, nous devons les représenter symboliquement dans l’espace, n’est-il pas vraisemblable que cette représentation symbolique modifiera les condi­tions normales de la perception interne ? Rappelons-nous ce que nous disions un peu plus haut de l’intensité de certains états psychiques. La sensation représentative, envisagée en elle-même, est qualité pure ; mais vue à travers l’étendue, cette qualité devient quantité en un certain sens ; on l’appelle intensité. Ainsi la projection que nous faisons de nos états psychiques dans l’espace pour en former une multiplicité distincte doit influer sur ces états eux-mêmes, et leur donner dans la conscience réfléchie une forme nouvelle, que l’aperception