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Supprimez-les entièrement, et à la frayeur plus ou moins intense succédera une idée de frayeur, la représentation tout intellectuelle d’un danger qu’il importe d’éviter. Il y a aussi une acuité de joie et de douleur, de désir, d’aversion et même de honte, dont on trouverait la raison d’être dans les mouvements de réaction automatique que l’organisme commence, et que la conscience perçoit. « L’amour, dit Darwin, fait battre le cœur, accélérer la respiration, rougir le visage[1]. » L’aversion se marque par des mouvements de dégoût que l’on répète, sans y prendre garde, quand on pense à l’objet détesté. On rougit, on crispe involontairement les doigts quand on éprouve de la honte, fût-elle rétrospective. L’acuité de ces émotions s’évalue au nombre et à la nature des sensations périphériques qui les accompagnent. Peu à peu, et à mesure que l’état émotionnel perdra de sa violence pour gagner en profondeur, les sensations périphériques céderont la place à des éléments internes : ce ne seront plus nos mouvements extérieurs, mais nos idées, nos souvenirs, nos états de conscience en général qui s’orienteront, en plus ou moins grand nombre, dans une direction déterminée. Il n’y a donc pas de différence essentielle, au point de vue de l’intensité, entre les sentiments profonds, dont nous parlions au début de cette étude, et les émotions aiguës ou violentes que nous venons de passer en revue. Dire que l’amour, la haine, le désir gagnent en violence, c’est exprimer qu’ils se projettent au dehors, qu’ils rayonnent à la surface, qu’aux éléments internes se substituent des sensations périphériques : mais superficiels ou profonds, violents ou réfléchis, l’intensité de ces sentiments consiste toujours dans la multiplicité des états simples que la conscience y démêle confusément.

Nous nous sommes bornés jusqu’ici à des sentiments et

  1. Expression des émotions, page 84.