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ou se frottent les unes contre les autres, et le système musculaire est généralement excité à quelque acte violent, presque frénétique… Les gestes représentent plus ou moins parfaitement l’acte de frapper ou de lutter contre un ennemi[1]. » Nous n’irons point jusqu’à soutenir, avec M. William James[2], que l’émotion de la fureur se réduise à la somme de ces sensations organiques : il entrera toujours dans la colère un élément psychique irréductible, quand ce ne serait que cette idée de frapper ou de lutter dont parle Darwin, idée qui imprime à tant de mouvements divers une direction commune. Mais si cette idée détermine la direction de l’état émotionnel et l’orientation des mouvements concomitants, l’intensité croissante de l’état lui-même n’est point autre chose, croyons-nous, que l’ébranlement de plus en plus profond de l’organisme, ébranlement que la conscience mesure sans peine par le nombre et l’étendue des surfaces intéressées. En vain on alléguera qu’il y a des fureurs contenues, et d’autant plus intenses. C’est que là où l’émotion se donne libre carrière, la conscience ne s’arrête pas au détail des mouvements concomitants : elle s’y arrête au contraire, elle se concentre sur eux quand elle vise à les dissimuler. Éliminez enfin toute trace d’ébranlement organique, toute velléité de contraction musculaire : il ne restera de la colère qu’une idée, ou, si vous tenez encore à en faire une émotion, vous ne pourrez lui assigner d’intensité.

« Une frayeur intense, dit Herbert Spencer[3], s’exprime par des cris, des efforts pour se cacher ou s’échapper, des palpitations et du tremblement. » Nous allons plus loin, et nous soutenons que ces mouvements font partie de la frayeur même : par eux la frayeur devient une émotion, susceptible de passer par des degrés différents d’intensité.

  1. Expression des émotions, page 79.
  2. What is an emotion? Mind, 1884, page 189.
  3. Principes de psychologie, t.tome I, p. 523.