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siez avoir affaire à un état de conscience unique, qui changeait de grandeur. Quand vous serrez les lèvres de plus en plus l’une contre l’autre, vous croyez éprouver à cet endroit une même sensation de plus en plus forte : ici encore vous vous apercevrez, en y réfléchissant davantage, que cette sensation reste identique, mais que certains muscles de la face et de la tête, puis de tout le reste du corps, ont pris part à l’opération. Vous avez senti cet envahissement graduel, cette augmentation de surface qui est bien réellement un changement de quantité ; mais comme vous pensiez surtout à vos lèvres serrées, vous avez localisé l’accroissement à cet endroit, et vous avez fait de la force psychique qui s’y dépensait une grandeur, quoiqu’elle n’eût pas d’étendue. Examinez avec soin une personne qui soulève des poids de plus en plus lourds : la contraction musculaire gagne peu à peu son corps tout entier. Quant à la sensation plus particulière qu’elle éprouve dans le bras qui travaille, elle reste constante pendant fort longtemps, et ne change guère que de qualité, la pesanteur devenant à un certain moment fatigue, et la fatigue douleur. Pourtant le sujet s’imaginera avoir conscience d’un accroissement continu de la force psychique affluant au bras. Il ne reconnaîtra son erreur qu’à la condition d’en être averti, tant il est porté à mesurer un état psychologique donné par les mouvements conscients qui l’accompagnent ! De ces faits et de beaucoup d’autres du même genre on dégagera, croyons-nous, la conclusion suivante : notre conscience d’un accroissement d’effort musculaire se réduit à la double perception d’un plus grand nombre de sensations périphériques et d’un changement qualitatif survenu dans quelques-unes d’entre elles.

Nous voici donc amenés à définir l’intensité d’un effort superficiel comme celle d’un sentiment profond de l’âme. Dans l’un et l’autre cas, il y a progrès qualitatif et com-