Page:Bergson - Essai sur les données immédiates de la conscience.djvu/193

Cette page n’a pas encore été corrigée

et toute liberté deviendrait incompréhensible. C’est bien à cette conséquence que la Critique de la raison pure aboutit. Mais au lieu d’en conclure que la durée réelle est hétérogène, ce qui, en éclaircissant cette seconde difficulté, eût appelé son attention sur la première, Kant a mieux aimé placer la liberté en dehors du temps, et élever une barrière infranchissa­ble entre le monde des phénomènes, qu’il livre tout entier à notre entende­ment, et celui des choses en soi, dont il nous interdit l’entrée.

Mais peut-être cette distinction est-elle trop tranchée, et cette barrière plus aisée à franchir qu’on ne le suppose. Car si, par hasard, les moments de la durée réelle, aperçus par une conscience attentive, se pénétraient au lieu de se juxtaposer, et si ces moments formaient par rapport les uns aux autres une hétérogénéité au sein de laquelle l’idée de détermination nécessaire perdît toute espèce de signification, alors le moi saisi par la conscience serait une cause libre, nous nous connaîtrions absolument nous-mêmes, et d’autre part, précisément parce que cet absolu se mêle sans cesse aux phénomènes et, en s’imprégnant d’eux, les pénètre, ces phénomènes ne seraient pas aussi acces­sibles qu’on le prétend au raisonnement mathématique.

Nous avons donc supposé un Espace homogène, et, avec Kant, distingué cet espace de la matière qui le remplit. Avec lui nous avons admis que l’espa­ce homogènes est une forme de notre sensibilité ; et nous entendons simple­ment par là que d’autres intelligences, celles des animaux par exemple, tout en apercevant des objets, ne les distinguent pas aussi nettement, ni les uns des autres, ni d’elles-mêmes. Cette intuition d’un milieu homogène, intuition propre à l’homme, nous permet d’extérioriser nos concepts les uns par rapport aux autres, nous révèle l’objectivité des choses, et ainsi, par sa double opéra­tion, d’un côté en favorisant le langage, et d’autre part en nous présentant un monde extérieur bien distinct de nous dans la perception duquel