Page:Bergson - Essai sur les données immédiates de la conscience.djvu/18

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
6
DE L’INTENSITÉ DES ÉTATS PSYCHOLOGIQUES

sation ou d’un effort. L’effort s’accompagne d’une sensation musculaire, et les sensations elles-mêmes sont liées à certaines conditions physiques qui entrent vraisemblablement pour quelque chose dans l’appréciation de leur intensité ; ce sont là des phénomènes qui se passent à la surface de la conscience, et qui s’associent toujours, comme nous le verrons plus loin, à la perception d’un mouvement ou d’un objet extérieur. Mais certains états de l’âme nous paraissent, à tort ou à raison, se suffire à eux-mêmes : telles sont les joies et les tristesses profondes, les passions réfléchies, les émotions esthétiques. L’intensité pure doit se définir plus aisément dans ces cas simples, où aucun élément extensif ne semble intervenir. Nous allons voir, en effet, qu’elle se réduit ici à une certaine qualité ou nuance dont se colore une masse plus ou moins considérable d’états psychiques, ou, si l’on aime mieux, au plus ou moins grand nombre d’états simples qui pénètrent l’émotion fondamentale.

Par exemple, un obscur désir est devenu peu à peu une passion profonde. Vous verrez que la faible intensité de ce désir consistait d’abord en ce qu’il vous semblait isolé et comme étranger à tout le reste de votre vie interne. Mais petit à petit il a pénétré un plus grand nombre d’éléments psychiques, les teignant pour ainsi dire de sa propre couleur ; et voici que votre point de vue sur l’ensemble des choses vous paraît maintenant avoir changé. N’est-il pas vrai que vous vous apercevez d’une passion profonde, une fois contractée, à ce que les mêmes objets ne produisent plus sur vous la même impression ? Toutes vos sensations, toutes vos idées vous en paraissent rafraîchies ; c’est comme une nouvelle enfance. Nous éprouvons quelque chose d’analogue dans certains rêves, ou nous n’imaginons rien que de très ordinaire, et au travers desquels résonne pourtant je ne sais quelle note originale. C’est que, plus on descend dans les profondeurs de la conscience, moins on a le droit