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même du moi fondamental, un moi parasite qui empiétera continuellement sur l’autre, Beaucoup vivent ainsi, et meurent sans avoir connu la vraie liberté. Mais la suggestion deviendrait persuasion si le moi tout entier se l’assimilait ; la passion, même soudaine, ne présenterait plus le même caractère fatal s’il s’y reflétait, ainsi que dans l’indignation d’Alceste, toute l’histoire de la personne ; et l’éducation la plus autoritaire ne retrancherait rien de notre liberté si elle nous communiquait seulement des idées et des sentiments capables d’imprégner l’âme entière. C’est de l’âme entière, en effet, que la décision libre émane ; et l’acte sera d’autant plus libre que la série dynamique à laquelle il se rattache tendra davantage à s’identifier avec le moi fondamental.

Ainsi entendus, les actes libres sont rares, même de la part de ceux qui ont le plus coutume de s’observer eux-mêmes et de raisonner sur ce qu’ils font. Nous avons montré que nous nous apercevions le plus souvent par réfraction à travers l’espace, que nos états de conscience se solidifiaient en mots, et que notre moi concret, notre moi vivant, se recouvrait d’une croûte extérieure de faits psychologiques nettement dessinés, séparés les uns des autres, fixés par conséquent. Nous avons ajouté que, pour la commodité du langage et la facilité des relations sociales, nous avions tout intérêt à ne pas percer cette croûte et à admettre qu’elle dessine exactement la forme de l’objet qu’elle recouvre. Nous dirons maintenant que nos actions journalières s’inspirent bien moins de nos sentiments eux-mêmes, infiniment mobiles, que des images invariables auxquelles ces sentiments adhèrent. Le matin, quand sonne l’heure où j’ai coutume de me lever, je pourrais recevoir cette impression ξύν όλη τή ψυχή, selon l’expression de Platon ; je pourrais lui permettre de se fondre dans la masse confuse des impressions qui m’occupent ; peut-être alors ne me déterminerait-elle point à