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autres, nous les avions juxtaposés, en un mot ; et nous trahissions ainsi, par l’expression même à laquelle nous étions obligés de recourir, l’habitude profondément enracinée de développer le temps dans l’espace. C’est à l’image de ce développement une fois effectué que nous empruntons nécessairement les termes destinés à rendre l’état d’une âme qui ne l’aurait point effectué encore : ces termes sont donc entachés d’un vice originel, et la représentation d’une multiplicité sans rapport avec le nombre ou l’espace, quoique claire pour une pensée qui rentre en elle-même et s’abstrait, ne saurait se traduire dans la langue du sens commun. Et pourtant nous ne pouvons former l’idée même de multiplicité distincte sans considérer parallèlement ce que nous avons appelé une multiplicité quali­tative. Quand nous comptons explicitement des unités en les alignant dans l’espace, n’est-il pas vrai qu’a côté de cette addition dont les termes identiques se dessinent sur un fond homogène, il se poursuit, dans les profondeurs de l’âme, une organisation de ces unités les unes avec les autres, processus tout dynamique, assez analogue à la représentation purement qualitative qu’une enclume sensible aurait du nombre croissant des coups de marteau ? En ce sens, on pourrait presque dire que les nombres d’un usage journalier ont chacun leur équivalent émotionnel. Les marchands le savent bien, et au lieu d’indiquer le prix d’un objet par un nombre rond de francs, ils marqueront le chiffre immédiatement inférieur, quittes à intercaler ensuite un nombre suffisant de centimes. Bref, le processus par lequel nous comptons des unités et en formons une multiplicité distincte présente un double aspect : d’un côté nous les supposons identiques, ce qui ne se peut concevoir qu’à la condition que ces unités s’alignent dans un milieu homogène ; mais d’autre part la troisième unité, par exemple, en s’ajoutant aux deux autres, modifie la nature, l’aspect, et comme le rythme de l’ensemble :