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d’union entre l’avant et l’après sans un élément de mémoire, et par conséquent de conscience.

On répugnera peut-être à l’emploi du mot si l’on y attache un sens anthropomorphique. Mais point n’est besoin, pour se représenter une chose qui dure, de prendre sa mémoire à soi et de la transporter, même atténuée, à l’intérieur de la chose. Si fort qu’on en diminue l’intensité, on risquera d’y laisser à quelque degré la variété et la richesse de la vie intérieure ; on lui conservera donc son caractère personnel, en tout cas humain. C’est la marche inverse qu’il faut suivre. On devra considérer un moment du déroulement de l’univers, c’est-à-dire un instantané qui existerait indépendamment de toute conscience, puis on tâchera d’évoquer conjointement un autre moment aussi rapproché que possible de celui-là, et de faire entrer ainsi dans le monde un minimum de temps sans laisser passer avec lui la plus faible lueur de mémoire. On verra que c’est impossible. Sans une mémoire élémentaire qui relie les deux instants l’un à l’autre, il n’y aura que l’un ou l’autre des deux, un instant unique par conséquent, pas d’avant et d’après, pas de succession, pas de temps. On pourra n’accorder à cette mémoire que juste ce qu’il faut pour faire la liaison ; elle sera, si l’on veut, cette liaison même, simple prolongement de l’avant dans l’après immédiat avec un oubli perpétuellement renouvelé de ce qui n’est pas le moment immédiatement antérieur.