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expérimentée, est la durée même. Elle est mémoire, mais non pas mémoire personnelle, extérieure à ce qu’elle retient, distincte d’un passé dont elle assurerait la conservation ; c’est une mémoire intérieure au changement lui-même, mémoire qui prolonge l’avant dans l’après et les empêche d’être de purs instantanés apparaissant et disparaissant dans un présent qui renaîtrait sans cesse. Une mélodie que nous écoutons les yeux fermés, en ne pensant qu’à elle, est tout près de coïncider avec ce temps qui est la fluidité même de notre vie intérieure ; mais elle a encore trop de qualités, trop de détermination, et il faudrait effacer d’abord la différence entre les sons, puis abolir les caractères distinctifs du son lui-même, n’en retenir que la continuation de ce qui précède dans ce qui suit et la transition ininterrompue, multiplicité sans divisibilité et succession sans séparation, pour retrouver enfin le temps fondamental. Telle est la durée immédiatement perçue, sans laquelle nous n’aurions aucune idée du temps.

Comment passons-nous de ce temps intérieur au temps des choses ? Nous percevons le monde matériel, et cette perception nous paraît, à tort ou à raison, être à la fois en nous et hors de nous : par un côté, c’est un état de conscience ; par un autre, c’est une pellicule superficielle de matière où coïncideraient le sentant et le senti. A chaque moment de notre vie intérieure correspond ainsi un moment