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illusoire, et cette démonstration n’a jamais été faite pour le cas actuel : on a cru la faire, mais c’était une illusion ; nous pensons l’avoir prouvé[1]. La matière nous est donc présentée immédiatement comme une réalité. Mais en est-il ainsi de tel ou tel corps, érigé en entité plus ou moins indépendante ? La perception visuelle d’un corps résulte d’un morcelage que nous faisons de l’étendue colorée ; elle a été découpée par nous dans la continuité de l’étendue. Il est très vraisemblable que cette fragmentation est effectuée diversement par les diverses espèces animales. Beaucoup sont incapables d’y procéder ; et celles qui en sont capables se règlent, dans cette opération, sur la forme de leur activité et sur la nature de leurs besoins. « Les corps, écrivions-nous, sont taillés dans l’étoffe de la nature par une perception dont les ciseaux suivent le pointillé des lignes sur lesquelles l’action passerait[2] ». Voilà ce que dit l’analyse psychologique. Et la physique le confirme. Elle résout le corps en un nombre quasi indéfini de corpuscules élémentaires ; et en même temps elle nous montre ce corps lié aux autres corps par mille actions et réactions réciproques. Elle introduit ainsi en lui tant de discontinuité, et d’autre part elle établit entre lui et le

  1. Matière et Mémoire, p. 225 et suiv. Cf. tout le premier chapitre.
  2. L’Évolution créatrice, 1907, p. 12-13. Cf. Matière et Mémoire, 1896, chap. I tout entier ; et chap., IV, p. 218 et suiv.