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et demi-caustique, il vous prenait des mains la copie et disait : « Vous nous apportez encore une page ? »

Alors, et s’il vous venait une réplique drôle, le Parisien sortait du confrère malade et chassait le directeur grognon. De ses petits yeux, toujours cillants et clignotants, partait un bout de flamme. Il se levait, s’adossait à la cheminée, et en contait ou plutôt en bredouillait nerveusement « une bien bonne », l’une de ces « bien bonnes », dont il avait de Villemessant la tradition boulevardière. Mais bientôt la causerie tournait comme d’elle-même à la littérature, et l’âme lui venait aux lèvres sur les noms de Tolstoï, de Renan, de Flaubert ou d’Alphonse Daudet.

C’est une loi étrange et cruelle de la nature que des intellectuels de cette trempe, en somme, demeurent écrasés ainsi par leur idéal. Ne pouvoir réaliser ce que l’on conçoit, connaître le point du Beau et le manquer du doigt, voir les autres chevaucher sans bride tous les étalons de la grande écurie d’Apollon, quelle torture ! Elle n’a été infligée à personne avec plus de rigueur qu’à Francis Magnard. Maître absolu d’une publication où, en ce temps-là, un seul article bien venu créait une signature, il vit tous les jours, pendant près de vingt ans, se renouveler pour lui le supplice dérisoire de Tantale. Il n’avait pourtant qu’à présenter « une page », lui aussi, pour qu’elle fût insérée sans retard, et d’autorité. Mais il adorait trop la Littérature pour la violer. Il s’abstint, et cette honnêteté est d’un fier exemple !

Un nécrologue qui ne paraît guère s’être inspiré de la leçon, évoquait à sa mort le souvenir de ces articulets quotidiens estampillés du monogramme que Magnard