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leurs n’était pas rare, et ce qu’on appelait : le boulevardier était spécifiquement l’homme pressé de vivre, qui portait comme une amulette ce critérium à sa chaîne de montre. J’avais fait assez bon visage à son refus, d’ailleurs motivé, sans aller toutefois jusqu’à l’éloge du positivisme, dont le nom me répugnait autant que la chose ; mais, surtout et avant tout, la malveillance déclarée de ses associés pour mes produits avait opéré dans l’esprit du directeur une réaction favorable à mes intérêts. C’est ainsi que, dans les triumvirats, le César rebrousse contre les Crassus et les Pompée, que dis-je, le Robespierre contre les Danton et les Marat, n’est-ce pas ?

Je lui portai donc ma première copie, que j’avais pris une peine infinie à ne pas soigner, selon l’ordre de la commande. Il occupait un bureau plutôt sombre, à l’intersection de deux couloirs, défendus contre les importuns par des garçons de bureau assez soupçonneux et plus encore par les rédacteurs attitrés, dits participants, pour qui toute tête nouvelle semblait comminatoire. L’un d’eux, le brave Philippe Gille que j’avais rencontré au Parnasse, déguisé en poète sans prétention, s’offrit à m’annoncer lui-même au patron qui, me dit-il, était, ce jour-là, d’humeur massacrante. — Je n’ai pas de conseil à vous donner, mais si c’est un article que vous nous apportez, vous feriez mieux de revenir ou de me le laisser. Je le lui remettrais un jour de dividende. — Merci, mais il l’attend, cher ami, et, j’ose le dire, comme la manne.

Francis Magnard était assis à sa table de travail, entre deux lampes électriques et fendait des enveloppes, par contenance. — C’est votre page, fit-il, la