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Cette histoire blesse un de leurs sentiments les plus délicats, celui de leur indépendance, dont ils ont toujours le regret au fond du cœur. Ils s’étaient sincèrement donnés à ce baron de Neuhoff, qui débarqua à Aléria le 12 mars 1736 pour les autonomiser et les délivrer de l’oppression génoise. Il eut tout de suite Sartène pour lui, car les esprits brûlants de cette ville sont plus faciles à emballer que ceux des autres montagnards mêmes de l’île. Sartène crut en Théodore la première et la dernière. Aussi lui promit-il de la prendre pour capitale.

Lorsqu’il s’évada de son royaume, sans qu’on ait jamais su pourquoi, Sartène lui resta fidèle et l’attendit. Pouvait-elle deviner, que dis-je ! comprendre le personnage taré, le faiseur de coups, le roi par dettes, que la corruption effrayante du siècle avait jeté dans un pays de pâtres dont le long martyre eût attendri des tyrans d’Asie ? Casanova de Seingalt, Cagliostro ou le mystérieux comte de Saint-Germain seraient débarqués à sa place pour les sauver qu’ils auraient eu foi en eux. Une escapade aussi formidable, un tel coup passait leur philosophie sans scepticisme. Certes ! il n’y a rien de plus lâche que de duper un enfant. La Corse fut cet enfant. Écarquillée, elle crut à Théodore. Elle l’aima pour ses beaux costumes théâtraux, son faste, son apparat, ses vices étalés, pour les joujoux qu’il lui faisait danser devant les yeux. Il la viola et s’enfuit.

Il avait été roi. C’était tout ce qu’il lui fallait pour éblouir ses créanciers. Son crédit y gagna quelque renouvellement illusoire. Perdu de dettes, traqué, étranglé et beau joueur, il finit par se laisser pincer par la police de Londres et mourut à la Tour. Les