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que celui d’une soupe à l’oignon légendaire et à laquelle je ne puis encore songer sans rougir.

Je croyais savoir faire une soupe à l’oignon ! Même je m’étais vanté témérairement d’exceller dans la préparation de ce brouet, difficile entre tous, qui est la pierre de touche du cuisinier-né.

Or, depuis que nous déambulions dans l’île de Corse, le manque presque absolu de beurre nous avait cruellement privés du plaisir tout parisien de savourer le potage des noctambules. Notre cher prince en particulier souffrait beaucoup de cette privation, et pour un peu, comme Richard III offrant son royaume pour un cheval, il aurait volontiers crié : « Ma fortune pour une soupe à l’oignon ! »

Je résolus de lui en faire la surprise, et, profitant d’une excursion matinale qui l’avait entraîné de nouveau dans ces admirables Calanches, je me mis à battre Piana pour avoir du beurre ! Aidé de l’excellent Charles, son valet de chambre, je finis par en découvrir un quart de livre, et, ayant ramassé tous les oignons que je pus trouver dans le bourg, nous revînmes à l’auberge. Le déjeuner était commandé pour onze heures et demie ; il en était neuf, j’avais le temps de confectionner un chef-d’œuvre.

Nous voulûmes d’abord, Charles et moi, éplucher les oignons nous-mêmes, car il n’y a point de petits détails pour un tel ensemble. C’étaient des pièces énormes, de véritables oignons d’Égypte, à faire pleurer tous les Hébreux dans le désert, et nos propres larmes coulaient si abondamment, que nous dûmes renoncer à l’exercice. L’aubergiste, ses deux filles et la servante se chargèrent d’achever la besogne préparatoire.