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une épave, et, le dos tourné au Napoléon des pédicures, je me pris à rêver aux dures années et aux gais compagnons d’apprentissage littéraire. L’évocation fut si forte, sur cette place Saint-Nicolas, qu’il me sembla à un certain moment percevoir et reconnaître derrière les planches la voix de Glatigny déclamant la prose douloureuse.

Avez-vous essayé quelquefois de vous rappeler le timbre de la voix des amis qui sont morts ? Le souvenir d’une voix, c’est ce qu’il y a de plus irressuscitable. L’expression, la physionomie, l’allure, le geste familier, ces choses-là vous laissent leur caractère ; mais la voix ? D’autant qu’il n’y a pas deux voix qui se ressemblent. Si la phonation est une science, elle est la plus vague et la plus incertaine de toutes. Peut-être viendra-t-il un temps où, grâce aux découvertes d’Edison, on pourra conserver dans le métal des plaques le timbre vocal des êtres aimés. Et ce sera vraiment le plus doux des miracles, attendu que la voix seule est capable de donner l’impression de la présence. Le portrait peint ou sculpté n’en procure que l’illusion. Quand la voix sera fixée, l’oubli sera vaincu. Le plus isolé mourra entouré du bruit des siens[1].

Mais revenons au port. Il est moins un port qu’une cale, et son goulet est si étroit qu’il doit être fort difficile d’entrée. Lorsque le susdit libeccio pousse le navire, j’imagine, sans m’y connaître énormément, que ce navire enfile ce goulet avec autant d’aisance qu’un fil une aiguille qui remue. Si le capitaine vise mal, tout est à recommencer.

  1. Écrit en 1887.