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— Comment se fait-il, lui demandai-je, que ni Napoléon ni Mérimée, l’un dans le Mémorial, l’autre dans Colomba, n’aient rien dit, puisqu’il existe, de l’animal type de la Corse ?

— Parce que l’un le prenait pour une chèvre et l’autre pour un mouton. Il n’est ni l’un ni l’autre, acceptez-en ma parole d’honneur.

— Qu’est-il donc ?

— Il est les deux à la fois, ou plutôt c’est le mouton originel et préhistorique, celui d’avant le déluge, le prédiluvien, l’anticomestible, la première pensée, le prototype. Je ne sais pas si vous êtes darwiniste ? Mais on peut avoir observé, sans l’être, que la laine, c’est l’esclavage, et le poil, la liberté. Vous voyez cela même parmi les hommes. N’allez pas croire que le mouflon soit hybride, bigénère, mulet ou jumart, de deux espèces, mais si la Corse disparaissait, il serait déjà paléontologique. Grâce à Dieu elle ne saurait disparaître, elle est le chef-d’œuvre du globe terraqué, l’île de paradis et de rêve. Vous devriez venir y passer six semaines avec moi, souligna-t-il.

— Pourquoi faire ?

— Pour la connaître d’abord et en parler moins déraisonnablement que dans votre poème…

Enguerrande, rougis-je.

— Oui, et ensuite pour voir le mouflon. Oh ! l’étonnante bête, grosse à peu près comme un chevreuil, de forme élégante autant que lui, avec une charmante peau de satin moucheté, et agile à faire damner des clowns. Comme il perche sur les cimes les plus hautes, vous pensez si on l’approche à l’aise. Notre Napoléon lui-même, qui avait pourtant l’œil de l’aigle, n’en avait probablement jamais pu distin-