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Je n’avais vu, de ma vie, mon confrère en brutalité lorsqu’un jour je reçus sa visite à La Vie Moderne. Harassé de cette joute de dix ans, mais non découragé, car Becque était d’une trempe d’hercule, il venait me parler de ses Corbeaux. « Je suis décidé à les publier dans un journal, me dit-il. Mais quel directeur voudra assumer cette responsabilité de prendre du Becque à son rez-de-chaussée ? Tous les directeurs sont les mêmes, soit qu’ils mènent une scène ou une feuille. » — « J’en sais un pourtant, fis-je, qui n’a pas peur des braves et même des téméraires. » Et je l’envoyai au Voltaire. Le lendemain, l’affaire était conclue entre M. Jules Laffitte et l’auteur, et c’est le journal qui aurait eu la primeur des Corbeaux si, par une coquetterie de noyé, Becque n’était allé déposer son manuscrit dans le seul théâtre dont il n’eût pas courtisé le concierge et son petit chien depuis douze ans.

Miracle inouï, prodige sans précédents, fait hyperbolique et fabuleux, Henry Becque fut admis à lire Les Corbeaux devant les huit grands prêtres de Scribe et leur Sarastro : et les huit grands prêtres et leur Sarastro le reçurent à corrections. Becque unissait à la force d’Hercule la ruse de Mercure : il fit semblant d’obtempérer à ces corrections, obtint qu’on les lui désignât, et revint deux mois après soumettre son travail à ses juges. À certains passages il enflait la voix et clignait de l’œil pour leur faire comprendre que là il avait modifié, coupé, ou allongé selon le dogme de Scribe et obéi aux injonctions du collège. Il fut reçu : ces grands prêtres étaient flattés de tant de déférence. Becque n’avait pas changé un iota de son premier texte, ce par où il démontre qu’il était