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Ces trois débutants étaient Alfred Touroude, auteur du Bâtard, mort depuis à Alger, de la phtisie ; Henry Becque, auteur de Michel Pauper, et enfin votre serviteur. Notre brutalité, selon Francisque Sarcey, consistait en ceci que, étant donnée une situation scabreuse, nous nous plaisions à l’attaquer de face et résolument, ainsi que faire se doit. Grâce à cette horrible accusation, nous fûmes tenus à distance par les directeurs comme de simples lépreux de la vallée d’Aoste. Touroude mourut, Becque se ramassa dans son coin et, moi, je passai à d’autres exercices. Mais le temps marcha et le naturalisme vint : nous avions joué les Saint Jean-Baptiste de M. Émile Zola. Toutefois si l’on reprenait aujourd’hui l’un ou l’autre des ouvrages incriminés et taxés de brutalité, ce serait Dorat lui-même qui descendrait du ciel, une couronne de roses à la main pour les désigner à M. de Montyon.

Il n’est pas douteux cependant que, sur ces trois « jeunesses », deux au moins étaient nés pour le théâtre et très richement doués. Je ne vois pas qu’aucun des nouveaux venus ait signé de meilleures promesses de talent que le Bâtard de Touroude, et le Michel Pauper de Becque. C’était fougueux, hardi et brave, et cent qualités y crépitaient dans le dialogue. Les Corbeaux sont encore de ce temps-là, puisque Becque les traîna douze ans, de théâtre en théâtre, sans qu’un seul ait eu le courage de braver la critique de Sarcey et de casser son jugement. Dix ans d’attente, de lutte, de démarches sans nombre, de tristesse et de misère peut-être, pour arriver à produire en France, dans le pays des lettres, une œuvre d’art ! Ô puissance des mots ! Becque était un brutal.