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Et si la brave fille inquiète de l’état de grâce dont vous rayonnez vous demande ce que vous allez faire :

— Je vais travailler pour moi-même, ô ma fidèle familière, c’est-à-dire sans souci d’être lu ou non lu, inédit ou édité, payé ou impayé de ma copie, loué ou dénigré, et délicieusement semblable au poirier sauvage des solitudes et des friches, semant dans l’herbe haute les fruits de sa maturité inutile. Vous représentez-vous, Marie, cette bénédiction, connue seulement des moines en cellule et des nobles bêtes dans les bois, de se laisser être ce qu’on est, tel qu’on est, pour l’honneur de l’être, de parler ce qu’on pense, de penser ce qu’on parle et de gueuler à sa manière la chanson qu’on a dans la gorge ? Hélas non, vous ne vous la figurez pas, et, bonne cuisinière que vous êtes, vous ne fricotez que pour le salaire. Eh bien, il y a un labeur qui est le labeur enchanté, le seul qui vaille la peine de la vie et n’en appelle aucune rédemption, c’est le labeur gratuit et perdu, sans gain ni gloire et face aux dieux.

Lorsque le poème fut fini, Alphonse XII était depuis longtemps retourné à sa fatalité royale et il égrenait vainement sur les Espagnes des libertés d’un rosaire progressiste qui n’avait plus de dévots. Après s’être déguisé en uhlan, il se costumait en toréador patriotique et restait monarque comme devant sans pouvoir remonter ni descendre le cours des âges. Je ne sais si M. de Morphy, son secrétaire intime et qui avait connu Théophile Gautier, lui fit lire Enguerrande quand, à mon grand regret, le poème parut en librairie, mais ce jeune roi malgré lui avait droit au premier exemplaire, car il me l’avait inspiré d’un regard.