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aux consonances. Il croit à un jeu de mandarin en goguette ou tout comme, et il faut bien reconnaître que, vue sous cet angle, La Nuit Bergamasque ne pouvait lui sonner que les grelots d’un chapeau chinois enragé et secoué par la tempête. Car ce fut La Nuit Bergamasque que je lui remis, qu’il prit, monta, joua lui-même — et qui décida de sa fortune. Habent sua fata libelli.

On a conté maintes fois, et il les a contées lui-même, les péripéties scarroniques et ragotinesques qui préludèrent à cette deuxième soirée du 30 mai 1887, comment nous nous retrouvions à neuf heures du soir dans des sous-sols de brasserie, des loges vides de concierge, ou des magasins de couturière, pour répéter La Nuit Bergamasque, et l’emballement de ces comédiens de rencontre pour leur directeur, leur auteur et l’ouvrage. Antoine les électrisait par son don d’organisation et de commandement. Ils en oubliaient le dîner, ou plutôt de n’avoir pas dîné, quelques-uns pour raison majeure, et tombaient éreintés entre les répliques sur les marches d’escalier, nos seuls sièges. À minuit, je prenais prétexte de mon propre affamement pour les réunir autour d’une choucroute arrosée de bière qui était le seul salaire de leur labeur désintéressé. Ils étaient si heureux de créer des rôles, de dire des vers qui n’avaient été dits par personne, et ils les disaient si vertueusement mal, que les larmes m’en perlaient aux cils. — Êtes-vous content ? me demandait Antoine. — Si je l’étais ! Comme Shakespeare lui-même.

Et le lendemain je trouvais dans ma boîte l’indication du nouveau local de la répétition errante, une boutique vacante, une cave obligeamment prêtée, un