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Nerval s’est tué ou s’il a été suriné dans un coupe-gorge. Il en est ainsi toutefois. En dépit de l’émotion énorme que souleva dans les journaux de l’époque, et dans la ville entière, le mystère tragique de cette mort violente, nul n’a plus songé et ne songe plus, fût-ce ses admirateurs, ses biographes ou de simples curieux du crime, à en percer les ténèbres épaissies. Il est vrai qu’il ne s’agit que d’un poète.

Aussi n’en parlé-je que pour la forme, dans l’étonnement tout virtuel qu’un tel problème de police n’ait pas tenté les spécialistes. Quel thème d’exercice pour les apprentis limiers et quelle étude de leur art en cette « affaire classée » de la rue de la Vieille-Lanterne. La donnée historique se présente, il est vrai, si obscure qu’il y faudrait le double génie inductif et déductif d’un Edgar Poe, et il y a lieu d’imaginer que si l’auteur de L’Assassinat de la rue de la Morgue n’était pas mort six ans avant l’événement, soit en 1849, il se serait entrepris à en résoudre le schéma détectival.

J’ai connu plusieurs des intimes les plus chers de Gérard de Nerval, Théophile Gautier, Arsène Houssaye, Asselineau et Monselet et je les ai maintes fois interrogés à ce sujet sur lequel ils devaient avoir une opinion normale et raisonnée ; or, aucun d’eux ne croyait au suicide.

Le docteur Blanche lui-même, paraît-il, qui l’avait hospitalisé à deux reprises dans sa maison de santé, et qui l’aimait comme un enfant, était obstinément rebelle à l’hypothèse de la mort volontaire. Ni organiquement, ni moralement, le doux rêveur n’était prédestiné aux vertiges du « nirvâna ». Il avait usé par les voyages la seule douleur qui eût pu faire dé-