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quoi qu’on en dise. C’est tout au plus si le cosmopolitisme l’a confiné dans les faubourgs où bat encore l’âme révolutionnaire de la vieille Lutèce, mais à la moindre barricade il reparaît sur les boulevards, il s’y dresse, la fronde au poing et il lapide les autorités bourgeoises, et de la pierre et du sarcasme. L’auteur de Doux pays est l’enfant de troupe héroïque de la bataille sociale, le petit Parigot à la voix traînante, au verbe empenné de rire, au geste de singe, dont ni feu ni fer ne font ciller les yeux aux regards profonds et magnifiques, mais dont la bouche est mauvaise.

À l’époque dont je vous parle, en 1879, un peu avant le lancement de La Vie Moderne, Forain n’avait pas encore édifié son œuvre avec tous les cailloux jetés dans les jardins des mœurs, des vices et des abus de notre société judaïsée. Seuls les artistes comme de Nittis, Degas, Desboutin et Édouard Manet pressentaient en lui le maître sous le bohème et aux dîners macaroniques de la Villa Saïd, ses mots qu’on se répétait à travers la table faisaient trembler Edmond de Goncourt dans sa cravate blanche et fichaient le monocle à l’œil à Daudet.

— Va donc le voir, me dit Zizi. Un illustré sans caricatures est un illustré incomplet. Il ne flatte pas la province.

J’avoue qu’il n’était pas de mon idéal de flatter la province. Mais comme mon administrateur me jurait ex professo que, sans caricatures, nous n’aurions pas un café même à l’œil, et sur la foi de Nittis qui nous promettait un Daumier, un Gavarni et tout au moins un Traviès, je me décidai à la visite.

L’artiste demeurait alors rue Chaptal dans une