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vos mirlitons, en avant, Bianca, et passe-moi les « roseaux pensants ».

Sarah Bernhardt a toujours été une faiseuse de miracles, mais je ne m’explique pas encore comment, à son appel nouveau, les derniers traînards de la kermesse qui n’étaient plus que deux cents furent deux mille. Ils étaient rentrés, à sa voix, sous le joug. Les mirlitons philosophiques furent vendus jusqu’au dernier et, remise à sa voiture par le duc comptable dans tout le protocole de l’Escurial, la fée commissaire-priseuse s’envola… en Amérique.

Huit ans après, en 1887, le lendemain de l’incendie de l’Opéra-Comique, devant les décombres fumants de l’édifice, j’aperçus au Café Riche, un dessinateur attablé, qui prenait des croquis de la main gauche. Je n’avais pas revu Daniel Vierge depuis mon départ de La Vie Moderne et ma rentrée dans la mêlée littéraire. Je savais seulement que, frappé d’hémiplégie en pleine force, à la suite de ses veilles surchauffées près d’un poêle d’atelier en perpétuelle effervescence, il s’était retiré à Meudon avec sa fidèle compagne et qu’il s’y exerçait à suppléer au service perdu de sa main droite paralysée. Je le reconnus à ce signe, quoiqu’il fût resté aussi glorieusement beau qu’à cette fête de Murcie.

Je pris place auprès de lui, ravi et ému de la rencontre. — Ah ! cher ami !… balbutiai-je, mais il m’indiqua que sa langue, elle aussi, était atteinte et qu’il ne pouvait rien me dire. Puis, me montrant son carnet et les notes d’incendie qu’il y jetait de la senestre : — Patience ! sourit-il, patience ! — C’était le seul vocable qu’il pût émettre : patience ! Il exprimait toute son énergie. Hélas ! où était la guitare ?