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magnifique, mais quel fâcheux poète ! — Et il rajustait son monocle et s’en allait rejoindre son Ratisbonne, épitaphiste éminent.

Si les thés de Lemerre étaient sans thé, ils n’étaient pas, par métaphore au moins, sans sucre, à ne parler que de celui que l’on s’y cassait sur la tête. Mais n’en va-t-il pas de même dans chaque réunion d’artistes du même art, et, avouez-le, dans toutes les autres quelconques réunions ? On ne s’assemble qu’à fin de médisance et c’est à ces jeux de clapette que se réalise l’égalité des sexes. Du reste il faut bien le dire, il n’y a sous le soleil, la lune et les étoiles, que deux modes de causerie, l’un est de parler des autres, et le second est de parler de soi. Il ne nous reste que le choix pour le moins insupportable, — ou bien alors ce thème : la pluie et le beau temps, base des palabres philosophiques. Quelles tristes et pauvres bêtes nous sommes, en société s’entend !

Je n’ai connu que deux hommes parmi les illustres qui fussent absolument réfractaires aux cancans. Ils avaient cependant de l’esprit à en revendre. Encore n’oserais-je rien garantir sur le premier, Ernest Renan, ne l’ayant vu que trois fois et toujours chez Victor Hugo, devant qui il s’effaçait de la façon la plus édifiante. Je le revois assis lourdement à distance hiérarchique du poète, les yeux baissés sur le tapis, les mains croisées monastiquement sur le bedon, écouter comme de loin, Luther sans clarinette, ces rumeurs du boulevard qui refluaient à la porte du salon de l’hôte et y bourdonnaient en hannetonée. Il avait l’air de ne pas les ouïr, — « Renan est en Israël ! » y disait Leconte de Lisle, — mais il n’en perdait ni un ragot ni un potin, car il était friand de la vie et du