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— Voici la mienne.

— Jomard ! Vous êtes Jomard ? Ah ! qu’elle est bonne ! J’ai une commission pour vous. Je suis chargé… de vous embrasser.

— Par qui, chargé ?

— Par Émile Augier.

À ce nom, où chantait toute sa jeunesse, le professeur de martingale avait tournoyé sur lui-même et il me regardait, béant et les lèvres tremblantes :

— Émile, mon cher Émile, il ne m’a pas oublié ? Oh ! comment va-t-il ? Que je suis content ! Venez, venez me parler de lui, vite.

Il me traîna sur un banc de la terrasse, et il me conta la première de La Ciguë, à l’Odéon, le 13 mai 1844, un treize, le coup du crocodile. — Quand je le quittai, le vieux joueur était en larmes.

L’un de mes souvenirs sur Émile Augier me reporte à un déjeuner à Croissy, pendant lequel j’endurai toutes les affres de la cruelle timidité. Les connaissez-vous ? Avez-vous ruisselé de leur sueur froide ? On se sent envahi par la paralysie, l’aphasie, la cécité et la terre vous tire.

Émile Augier avait encore sa mère, Mme Victor Augier, fille de Pigault-Lebrun et veuve de l’avocat-écrivain à qui l’on doit de précieux documents sur la Terreur Blanche. C’était elle qui tenait la maison de son fils et, selon le rite, j’étais placé à droite à titre de nouveau venu. À sa gauche était Meissonier, que je voyais pour la première fois et qui battait son plein de gloire universelle. Meissonier, c’était une barbe sur deux bottes. Il ressemblait à un sapeur coupé en deux par un boulet et recollé par un chirurgien pressé, à la hâte. Quant à l’hôte, bénévole