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toujours le dé de la parole. Mais, chez la bonne Princesse, on n’écoutait que lui parce qu’à l’admiration qu’il inspirait partout ailleurs, là, se mêlait une affection générale. Il s’y sentait réellement aimé et le causeur sans pair se donnait tout entier dans cette atmosphère intellectuelle et sympathique, comme certaines fleurs ne donnent qu’en serre l’essence de leurs arômes.

Ce soir-là, il jeta les derniers parfums d’une âme élyséenne qui allait bientôt regagner le jardin des dieux. La conversation s’était engagée, entre Ernest Renan et lui, sur ces dieux même du panthéisme hellénique ; et, au choc de ces deux grands esprits, il avait jailli d’éblouissantes étincelles. Sur une citation des « Dieux en exil », d’Henri Heine, on en vint à parler de ce poète, et, comme il avait été l’un des plus chers amis de Théo, on lui demanda d’en conter ses souvenirs.

— Ce qu’il faut le plus admirer en Heine, commença-t-il d’une voix lente, c’est…

— C’est son génie lyrique, fit Renan.

— Non.

— Son esprit diabolique ? demanda Alfred Maury.

— Non plus, quoiqu’ils aient été l’un et l’autre surnaturels. Je vais bien vous étonner, ce fut sa sensibilité… d’écorché vivant.

— Oh ! oh ! Théo s’était écrié Eugène Giraud, votre Henri Heine, la plus méchante gale !… Il éreintait tous les peintres…

— Tous les magistrats, dit Charles Desmaze.

— Tous les poètes, fit Popelin.

— Et Victor Hugo lui-même, lança la Princesse, en argument ad hominem.