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le Wessex sous son hégémonie, ainsi qu’à ses successeurs. Et la chanson de geste médiévale porte ainsi la marque certaine de la culture anglo-saxonne.

Ce qui, au point de vue du fond, frappe aussi tout lecteur attentif du Beowulf, c’est l’unité réelle qui le distingue. Il est un par son sujet, puisqu'il décrit trois victoires d’un chef géate sur des monstres dévastateurs et apparemment invincibles. Il est un par le caractère du héros principal auquel il doit son nom et qui se maintient sans défaillance semblable à lui-même, conformément au précepte d’Horace : « Servetur ad imum Qualis ab incepto processerit. » Il est un par le style sérieux et plein de dignité qui dédaigne les personnages roturiers et qui ne s’abaisse jamais à la trivialité ou à la plaisanterie. Il est un enfin par la langue et le vers. Celui-ci, d’un bout à l’autre, reste homogène et régulier ; celle-là, jusque dans ses divergences avec la langue des scops ultérieurs, demeure fidèle à son vocabulaire propre et à ses tournures préférées et souvent archaïques. Toutefois cette unité profonde qui se révèle dans la composition de l’œuvre n’exclut pas la diversité de la matière épique prise, comme on l’a vu, tantôt au folk-lore primitif, tantôt à la mythologie des Germains, tantôt à leurs légendes héroïques, tantôt aux usages d'une civilisation nettement anglaise et récente. Et quand elle s’impose ainsi à des apports de provenance variée pour les fondre en un ensemble solidement construit et d’une haute inspiration, elle fournit un argument de grand poids à la théorie d’un diascévaste unique et définitif.

Peut on aller plus loin et fixer le caractère propre de ce dernier reviseur ? Il semble bien que ce soit possible. D'après maints détails de son récit, d’après sa prédilection visible pour des tableaux de fêtes agrémentées de musique et de chant et d’après les descriptions, où il se complaît, de riches trésors et d’objets précieux offerts en cadeau, l’on est en droit de conclure qu’il s’agit d’un ménestrel de profession analogue au Deor d’une des plus anciennes poésies anglaises[1]. Et cette origine expliquerait à son tour ce qu’il y a d'artificiel dans l’œuvre épique. Car le Beowulf sous plus d’un rapport, parait s'adresser à des lecteurs instruits et témoigne d’une rédaction assez soignée. Sa composition trahit une certaine recherche de l’effet et l’on note dans sa langue des phrases de pure convention. C’est ainsi que les Danois sont appelés « Scyldings Victorieux » (Beowulf, v. 597, 2004), lorsqu’ils sont incapables de se défendre contre Grendel et sa mère, et que, suivant la remarque du professeur Ker[2], le dragon et son vainqueur, en vertu d’un lieu commun, quittent tous deux cette « vie éphémère » (id, v. 2845). Parmi les procédés littéraires dont use le poète pour grandir ses

  1. Voir cette pièce de vers traduite après le Beowulf.
  2. W. P. Ker, The Dark Ages, London, 1904.