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réduit que le mot de Sauveur n’y figure pas, même lorsque le scop, avec une insistance marquée, rend hommage à la Divinité (p. ex. : Beowulf, v. 180-183). Il ne semble connaître que l’Ancienne Alliance, la Nouvelle demeure lettre morte pour lui. C’est ainsi qu’il se représente Dieu comme le Seigneur au verbe souverain qui dispose à Son gré de la vie des mortels (id., v. 1725-1727). Il voit en Lui le Juge sans appel des actions humaines (daeda Demend, id., v. 181 et v. 2858-2859)[1], Celui qui s’irrite contre le mal (id., v. 711 et v. 2329-31) et qui condamne le criminel (id., v. 977-979), le seul et vrai Maître de l’Univers (id., v. 1609-1611, l’Éternel (id., v. 1779). C’est le Dieu Saint et Sage (id., v. 685-686 et v. 1552-1555), le Roi Tout-Puissant (id., v. 92, 701-702), le Conservateur de l’Honneur (id., v. 931), Celui qui soutient Ses serviteurs (id., v. 72, 1272-1273, 1658-1664) et leur accorde la victoire (id., v. 2874-2876 et v. 3054-3056). Mais jamais au cours du poème il n’est question de la Trinité, comme au début du fragment de Judith (v. 83-86) qui accompagne le Beowulf dans le manuscrit original, et l’idée même de la rédemption paraît étrangère au poète. Sans doute Mullenhoff a prétendu découvrir aux vers 1745-1747, faisant partie du discours de Hrothgar, une imitation du Nouveau Testament (Éphésiens, ch. VI, v. 16). Mais ce rapprochement ne résiste pas à un examen critique et rien ici ne rappelle en effet quelque écrit de l’âge apostolique. Si le barde anglais avait lu et médité les évangiles et les épîtres de Saint Paul, il en serait resté des traces plus manifestes dans son œuvre, tandis que le vague monothéisme qui ressort de ses vers n’est que l’expression de connaissances chrétiennes bien rudimentaires.

Cela étant, il n’y a pas lieu d’être surpris si ces croyances, dernier apport fait à l’épopée dans son ensemble, n’ont eu qu’une faible influence sur la rédaction définitive. Réduites à un petit nombre de notions abstraites d’origine juive, elles constituent le minimum de ce qu’a pu prendre au christianisme un esprit encore tout pénétré d’idées païennes et pourvu d’une culture très élémentaire. Pas plus que jadis la prédication de l’évêque Ulfilas chez les Goths, elles n’ont réussi à refouler chez l’aède anglo-saxon le farouche amour des combats, le plaisir de la vengeance et le respect instinctif des décisions imposées par la violence. La mentalité d’un peuple à peine civilisé ne se transforme pas ainsi au premier contact avec des vérités nouvelles qui, après plus de treize siècles de diffusion, n’exercent encore, les faits contemporains nous le prouvent, qu’une action bien peu efficace sur telle ou telle nation de race germanique. Ce qui, dans le Beowulf, relève peut-être de l’enseignement des premiers missionnaires, c’est l’appel constant, au cours du récit, à la justice divine (cf. id., v. 1555-1556, 2330, 2738-2739, 3058-3060 et au droit (id., v. 1700-1701, 2056), c’est l’appréciation, chez les personnages

  1. Il est vrai que cette idée se retrouve surtout dans les Évangiles.