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ACTE TROISIÈME
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avez pris des mesures exactes. Donc, pour moi, ce n’est pas la chaussure qui me fait mal, c’est le pied.

Le Bottier. — Mais, Monsieur, c’est tout le pied.

Emmanuel. — Non, le pied, il disparaît, le pied. Je me chausse pour le cacher ; c’est donc la chaussure qui est tout. Or, mathématiquement, elle ne peut pas me faire mal ; donc, je ne réclame rien, mais… j’ai des élancements !

Le Bottier. — C’est que, Monsieur, vos élancements ne vont pas disparaître avec la main.

Emmanuel. — Ils ne disparaîtraient même qu’avec le pied… Seulement, j’ai l’esprit scientifique : quelle aide dans la vie ! Donc…

Le Bottier. — Monsieur, il n’y a pas de donc !… Vous avez devant vous un jeune bottier, épris de son métier, attaché à ses clients, et qui souffre quand ils souffrent. Je vous prie instamment d’enlever ces chaussures…

Emmanuel. — Oh ! Attendez ! Ne me touchez pas quand je suis en pleine crise !

Le Bottier. — Ainsi, c’est intolérable ?

Emmanuel. — Non, c’est fini… ça finit toujours pour recommencer… Mais comme je sais que les mesures…

Le Bottier. — Ah ! Monsieur, peu importent les mesures ! Vous me feriez fâcher avec les mesures ! Vous êtes torturé : laissons les mesures.

Emmanuel. — Alors ?

Le Bottier. — Il n’y a qu’à faire plus grand ! Déchaussez-vous, je vous en supplie !

Emmanuel. — Et vous allez ?…