Page:Benjamin - Les plaisirs du hasard, 1922.djvu/6

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
8
LES PLAISIRS DU HASARD

tonie dans l’esprit. Antoinette, pourquoi ce sombre aspect ?… Vous êtes chez un homme sans fiel. Les journaux, ce matin, n’annoncent aucune déclaration de guerre. Souriez… comme moi.

Antoinette. — Ah ! moi, malheureusement, je ne suis pas maître ! Je suis domestique, moi ! Monsieur passe sa journée sur des coussins : il peut chanter et rire. Moi, du matin au soir, je traîne dans la poussière et la crasse.

Emmanuel. — Et vous m’enviez ? Enfantillage ! Car si je vous disais : « Antoinette, changeons. Je me charge de votre crasse. Occupez mes coussins. » Comme vous avez le cœur excellent, vous tiendriez bientôt à me rendre la pareille et… nous nous retrouverions au même point. Antoinette, ne vous prenez pas au sérieux. À quoi voulez-vous prétendre ?

Antoinette. — À travailler moins.

Emmanuel. — Pourquoi faire ?

Antoinette. — Pour m’amuser plus.

Emmanuel. — En quoi faisant ?

Antoinette. — Monsieur s’amuse bien. Je m’amuserais comme Monsieur.

Emmanuel. — Je m’amuse de tout ce qui embête les autres. Ah ! Antoinette, vous me connaissez. Je n’ai ni phonographe, ni maîtresse… …Vous savez fort bien que je n’ai aucune maîtresse : vous lisez mes lettres. Pourtant, vous m’entendez tout seul éclater de rire…

Antoinette. — Donc, Monsieur s’amuse ?

Emmanuel, le doigt sur le front. — Avec ce qu’il y a là-dedans, Antoinette. La grande misère de ce monde, c’est le manque de bonne humeur.