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LE MAJOR PIPE ET SON PÈRE

la rue. Beaucoup d’entre les demeures de Péronne étaient des vieilles qui avaient résisté à l’âge, aux hommes, au sort : toutes, maintenant, sont à bas. En vain chercherait-on celle que le hasard a épargnée, et, à la réflexion, c’est une grâce qu’aucune n’ait survécu : une maison debout, parmi ces ruines, serait monstrueuse et inhabitable. D’ailleurs, de nos jours, il faut tuer tout ce qu’on reprend, et le Boche brûle ce que les obus laissent, En sorte qu’au lieu d’une ville on découvre un amoncellement de choses qui vous troublent, et puis vous fatiguent, car rien n’est plus à sa place, tout penche, tombe, croule, danse, déroute les yeux et les idées. Péronne ! C’était une ville rouge, en briques, bien étagée au-dessus de la Somme, avec une église blanche, et un château noir. Péronne, on en rêvait ; et maintenant, éveillé, Barbet croyait y vivre un de ces cauchemars odieux et ridicules, où l’on roule dans un monde dont tout perd pied, dégringole et nous fuit.

Devant la dernière maison, le major s’arrêta ; et il fit voir à Barbet un bout de verger où trois pauvres arbres, trois poiriers maigrelets, sciés à moitié du tronc, s’étaient comme agenouillés, la tête contre terre. Et il haussa les épaules :

— Le soldat boche est misérable ! Il écoute,