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LE MAJOR PIPE ET SON PÈRE

La guerre, en se perfectionnant, anéantit sans laisser trace de ce qui vivait, et les habitants de ces contrées ravagées seront comme les parents des soldats tués à la bataille, qui n’ont pas vu les yeux fermés de leur grand garçon et qui, dans leurs sanglots, ne se figurent qu’avec peine les détails du martyre de leur pauvre enfant. Ainsi, ils remettront le pied sur la terre qu’ils labouraient autrefois, mais ils ne sauront plus que c’est elle. On leur dira : « Votre maison était là », ils ne verront rien, même pas des ruines. Ils regarderont autour d’eux : plus un arbre ; au-dessus d’eux : le ciel aura changé. Et alors, en peinant, ils tenteront de se refaire une vie qui ne sera plus liée à la vie d’autrefois que par ce fil ténu d’une mémoire qui, elle-même, s’étonnera.

Quand Barbet, avec le major James Pipe, parvint après une heure d’auto dans ces régions malheureuses, l’horizon grondait encore de l’orage des canons ; le cataclysme était récent, mais déjà le calme et l’oubli régnaient sur ces lieux ruinés, — calme mortel, oubli de néant ; tout là-bas est enterré, les choses et les hommes, et, sous une atmosphère de lourd silence hideux, la terre, souillée, brûlée, empoisonnée par les engins de