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LE MAJOR PIPE ET SON PÈRE

qu’ils veulent ? Des sauces pour leur emporter le bec ? Eh bien ! on leur fabriquera ça. Seulement, qu’est-ce qu’ils collent dans leurs sauces ?

Le major expliqua :

— Ils mangent des chèvres…

— Quelle idée !

— … Tuées de certaine façon…

— Ça, on leur fera croire.

Barbet, là, fut choqué. Il s’écarta. Il revint vers l’admirable Indien. Ce dernier s’était accroupi, et avec des brindilles sèches, avait allumé près de sa tente un feu clair, qui craquait, pétillait, s’enflait, et mettait dans le soir tombant une lueur vive, quelque espoir et de la poésie.

C’est l’heure redoutable aux armées, celle où la nuit descend sur les choses et les hommes. Le soldat, même tenace, sent une détresse venir. Le ciel, la plus pure joie des yeux, le ciel qui nous dispense le meilleur de la vie : le grand jour et sa chaleur, dès qu’il s’obscurcit, lorsqu’il disparaît, quand il pèse sur le monde au lieu de l’alléger, à la guerre où les cœurs sont alourdis de misère, c’est l’heure où chacun s’inquiète et, même parmi les autres, souffre de se sentir seul. Le mystère du monde, l’étrangeté de la vie, plus angoissants auprès de la mort, assiègent alors