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GRANDGOUJON

Puis ils se mirent à injurier Grandgoujon qui restait muet :

— Eh, Bezanhin ! Sourire de crabe ! Vieille cage à foin !

Grandgoujon s’écartait : on lui jeta des épluchures. Quinze-Grammes l’emmena : « Viens à la cantine m’payer du pinard. » Grandgoujon suivit : il ne se sentait plus un homme de quarante ans ni de cent kilos derrière ce galopin à qui il était bien aise d’obéir. Il lui disait :

— Ah ! toi, ça me fait plaisir de te tutoyer, toi !

La vie apportait un autre air à ses poumons ; il l’avalait sans discuter. Il était habillé en soldat, et le cerveau tout de suite devient anonyme comme l’uniforme revêtu.

— T’as-t-il les pieds propres ? demanda Quinze-Grammes.

— Les pieds ?… Dame ! fit Grandgoujon ahuri.

— Alors, dit l’autre, faut pas aller aux douches : pourriture. V’là l’cabot préposé : payes-y une chopine, et t’s’ras inscrit d’y avoir été.

Il héla le caporal, puis à trois ils gagnèrent la cantine pleine d’une humanité bruyante, dans un air trouble.

— R’garde, fit Quinze-Grammes, le geste large : tout ça, c’est des indisponibes ! Tu vois des béquillards, d’autres qu’ont des pattes folles, d’autres qui sont dingos ! Tout ça des z’héros, comme disent les plubicistes.

— C’est affreux !… fit Grandgoujon plein de désespoirs.