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GRANDGOUJON

tive, où brillaient des yeux de rat, et sous un nez mince, deux lèvres gouailleuses laissaient glisser des mots à l’emporte-pièce.

Grandgoujon, d’abord, avait été dérouté par ce monde nouveau, ce pochard puis ce sous-off, qui n’était qu’un sosie de celui du bastion. Ces gens sont tous pareils. Il faut quelque délicatesse pour bien commander : mais la plupart, dès qu’ils sont ornés d’un grade, confondent en leur crâne étroit l’autorité et la violence, l’ordre et l’humiliation. Vous arrivez : vous êtes une personne. Passez la grille, abordez cet homme à galons : en deux mots cinglants, il fait de vous une chose, un matricule ; il crie pour parler, et menace au lieu de dire ce qu’il veut.

Alors, vous allez vers vos semblables avec une tendresse inconnue dans la vie civile. Tout de suite, Grandgoujon eut pour Quinze-Grammes un élan qui voulait dire : « On est des frères ? Ah ! vieux que tu es chic de ne pas me traiter comme un « bestiau » ! Tope-là !

Quinze-Grammes cligna de l’œil :

— Quel âge as-tu ?

— Moi, soupira Grandgoujon qui faisait une tête d’esclave, quarante ans.

Quinze-Grammes eut une moue :

— Déranger des vieux bonzes et rien à leur faire faire !

— Comment, rien ?

— Rien ! Pis, j’me connais en boulot : j’suis dans la mécanique.

— Ça, c’est bon… dit Grandgoujon.